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Théâtre Littéraire Bruxelles

 

 

 

Presse
Trois coups

Impossible de faire sans !

 
À l’écart de l’agitation du Off et des ruelles encombrées, le théâtre littéraire Le Verbe fou nous offre un petit joyau : « Ohne », de Dominique Wittorski, monté par une jeune troupe de comédiens talentueux tout juste diplômés du cours Florent. Primé par la prestigieuse école en 2007, le spectacle nous embarque avant même d’entrer dans la salle dans un univers grave et burlesque, dont l’humour et les points d’interrogation nous poursuivent bien après la représentation.
 
Le bureau de l’ANPE est délimité par des grilles, sur lesquelles sont exposés rateau, arrosoir, scie, autant d’images du monde du travail, équivalents scéniques des petites annonces ou affiches publicitaires. Tout est bleu, jusqu’au costume de l’employé, dont le bureau occupe le centre de la scène. Et puis, il y a cet homme en rouge, qui se tient sur le côté, l’air pataud et le regard hagard. Lui, c’est Ohne, le nom à inscrire sur le formulaire – bleu, vous l’aurez deviné. « Ohne », ou « sans » en allemand : sans travail, sans liens sociaux, sans langage adéquat… Trois jours consécutifs, Ohne se heurte à une bureaucratie rigide jusqu’à l’absurde. La pièce procède en effet d’une répétition ternaire : trois fois, Ohne rate son moment de passage et demande à être reçu à la fermeture de l’ANPE ; trois fois, on veut le renvoyer mais l’employé finit par céder ; trois fois, sa mère morte intervient au cours de l’entretien pour lui prêter secours.
 
Ohne devait être joué au théâtre Le Verbe fou. Car le langage, sans jamais cesser d’être signifiant, y prend des libertés qui interrogent notre rapport aux mots et au monde. Dans le premier acte, Ohne n’utilise pas de sujets, il n’existe pas en tant qu’individu entier et assumé. Dans le deuxième, pas de verbes : entre le sujet et l’objet, il n’y a qu’un corps en mouvement, obligé d’agir sans l’intermédiaire de la parole. Dans le troisième acte, enfin, plus d’objet : Ohne agit frénétiquement sans avoir de prise sur le monde… Et pourtant, sa parole est toujours parfaitement compréhensible. Elle touche infailliblement, car plus crue et sans détour : « Suis pas con, suis pauvre » dit Ohne. Ce dernier n’en demeure pas moins aux yeux de la société, en l’occurrence l’employé de l’ANPE, à la fois borné et bienveillant, un « handicapé des mots ».

Ohne

Dominique Wittorski semble ainsi pointer le caractère primordial de la maîtrise du langage pour jouer un rôle social, si mineur soit-il. Comment faire lorsque les mots se dérobent, que l’unique possibilité de mettre en forme, et donc de construire notre pensée, nous est hors de portée ? L’envie d’écrire Ohne est venue à l’auteur un soir de présidentielle, en 1995, suite à une interview à la télé d’une électrice du Front national. Dominique Wittorski est frappé par son langage fragmentaire, sans verbes conjugués : cette femme « n’a même pas les moyens de dire ». Sa révolte contre cette forme d’exclusion, on la retrouve dans le caractère parfois militant du texte, porté par la mère défunte. Une voix d’outre-tombe, qui nous donne à voir les failles d’un système aux normes prétendues « pertinentes », mieux : « efficientes »…
 
L’admirable mise en scène d’Anne Évrard met particulièrement en évidence le caractère universel d’« Ohne » – pièce et personnage. Avec l’accord de l’auteur, elle n’a pas suivi les indications maintenant le même Ohne face à trois employés de l’ANPE, mais s’est appuyée sur ses différences de discours pour faire jouer chaque personnage aux trois comédiens. Toujours dans le même sens : l’employé de l’ANPE, avec travail, famille et langage appropriés, devient Ohne, l’homme fragile et inachevé, dans l’acte suivant. Sous nos yeux et en musique, les personnages inertes prennent nouvelle figure entre chaque acte. Gravité du propos donc, mais constamment sous le signe du burlesque. Le jeu appuyé des acteurs, qui, loin d’être caricatural, frappe par sa vérité, se conjugue avec une mise en scène rythmée et jouant sur les contrastes pour susciter un rire libérateur. Un grand bravo aux trois comédiens, qui ont répondu avec brio aux exigences de cette belle adaptation : Michaël Benoît, Grégoire Pascal et Ève Herszfeld, dont l’incarnation de l’employée de l’ANPE devrait rester longtemps dans les esprits ! ¶
 
Sarah Del Pino



Vendredi 8 février 2008

Ohne (critique), Théâtre de la Jonquière à Paris

Le verbe peine à se faire chair

Jupe bleue, formulaire bleu, balayette bleue… Dans le monde uniforme et blafard de l’ANPE, tranche le costume rouge vif d’un Ohne « sans » travail, « sans » prénom, « sans » bagage, « sans » langage… Ses manières débraillées et ses mots en désordre font contrastent avec la norme, grippent un système rodé.

La même histoire se renouvelle en trois volets, répliques d’un même drame. Ohne vient solliciter un travail, avec ses mots à lui, forcément maladroits. Il enchaîne les quiproquos avec un employé tour à tour impatient, condescendant, maniaque, séducteur, débordé… qui s’éreinte à « finir monsieur » et à le faire entrer dans les cases de son questionnaire. Avant que la mère défunte d’Ohne, telle un spectrum ex machina, un fantôme jailli des coulisses, permette au drame de trouver une issue.

Les précédentes représentations de cette pièce de Dominique Wittorski, qui mêle le tragique au burlesque, avaient manifesté combien le langage fragmentaire d’Ohne, son histoire chaotique, l’avaient relégué aux franges d’une société qui tend à faire entrer dans une norme rassurante. Dans cette nouvelle et magistrale adaptation, les trois comédiens jouent tour à tour chaque personnage. Notables sont l’énergie d’Ève Herszfeld, successivement raide, affolée et fébrile, et les postures de Cédric Leproust, qui passe de l’échalas à la créature voluptueuse, façon Ardant.

Au-delà des performances de comédien qui ravissent, cette mise en scène d’Anne Évrard brouille à dessein la distribution des rôles. Ce n’est plus dans le seul costume azuréen de l’employé dans lequel chacun peut se glisser, mais dans celui de chacun des personnages : Ohne lui même peut devenir le signifiant de notre propre bafouillage, de notre inadaptation au monde.

Le propos de la pièce en est renouvelé : plus qu’une dénonciation des excès normalisateurs de notre société ou de la nécessité du langage comme moyen d’intégration, elle interroge au plus intime sur le rapport de la pensée au mot, et du mot au corps qui le porte.

Le verbe d’Ohne peine à se faire chair. Son corps malhabile ne cesse pourtant de crier ses besoins et de se manifester dans toute son épaisseur : long, court, brusque, apathique, vigoureux… comme lieu de mémoire, de stabilité, d’existence face à une logique qui écrase, à une raison qui se rassure à moindre frais.

Ohne, celui qui est « sans ». Sans quoi ? La pièce s’achève sur cette taraudante question… Sans lien, tant social qu’intime ? Cette mère d’outre-tombe, qui renoue le dialogue, surgit pourtant du tréfonds de son inconscient. Sans espérance ? Ce messager de l’au-delà lui fait pourtant entrevoir un temps où il pourra enfin dire je, reconstituer le puzzle de ses phrases, trouver le sens de ses actions. Sans attaches ? Sans identité ? Sans norme ? Sans raison ?… Il reste à l’Ohne qui sommeille en chacun de répondre à son tour. 

Olivier Pradel
Les Trois Coups
www.lestroiscoups.com

Ohne, de Dominique Wittorski (2002)

Mise en scène : Anne Évrard, assistée de Cédric Leproust

Avec : Cédric Leproust, Ève Herszfeld, Fabrice Riou, les chanteurs Maïlis Dupont, Marine André, Nicolas Audebaud et la pianiste Alice Béhague
Chansons : textes d’Anne Évrard, musique d’Alice Béhague
Décors : Thierry Grand et la compagnie Vita brevis
Lumières : Anne Évrard et Cédric Leproust
Costumes : compagnie Vita brevis
Texte édité par Acte Sud-Papiers.
Durée : 1 h 30

Théâtre Pixel • 18, rue Championnet • 75018 Paris
Du 10 février au 30 mars 2008, les vendredis et dimanches à 19 h 45
Réservations : 01 42 54 00 92


Rue du théâtre
Mardi 12 février 2008
Ohne (Paris)

TOUS LES CHÔMEURS S'APPELLENT OHNE

Frais émoulus du cours Florent, trois jeunes comédiens s’emparent d’un texte brillant pour en faire, sous la férule d’une metteuse en scène très inspirée, un spectacle maîtrisé et méchamment drôle. Ca mérite plus que des encouragements…

Ils s’appellent tous Ohne (« sans » en allemand). Sans emploi. Sans famille. Sans espoir. Sans véritable langage qu'un sabir qu'ils ont inventé. Pendant trois jours, ils se succèdent à l’ANPE, écopent du même numéro de passage, ne voient pas passer leur tour et, le soir venu, au moment de la fermeture, pètent les plombs. L’employé va s’humaniser et les écouter. Déboule un parent défunt du chômeur au milieu des procédures de remplissage du formulaire…

Ce « formulaire bleu » à remplir, plus épais que le dossier de mise en examen d’un ministre véreux, des employés réduits à l’état d’automates obnubilés par les numéros de passage de l'usager... la rigidité du système administratif est ici poussée à son absurdité paroxystique autant que l'aliénation de « l’homme sans » par « l’homme avec » (sans / avec un job avec le flot de conséquences que cela induit). Deux pôles qui constituent l'ossature de ce texte naviguant sur les flots de l'outrance, truffé d’aphorismes et persillé de bons mots dont la polysémie crée à maintes reprises de pétillants quiproquo d’une irrésistible drôlerie.

Pour appuyer là où ça fait mal, l’auteur réduit ces êtres humains à leur plus stricte motivation sociale : chercher du boulot pour les uns,  exercer le leur pour les autres avec tout ce que cela implique quand on a le pouvoir de martyriser un innocent –et plus encore un indigent- avec un formulaire. De leur existence, rien. De timides coups de fil passés à un hypothétique conjoint pour dire qu’on sera en retard pour le souper et l’intrusion de la mère défunte au milieu de cette mascarade socio-administrative. Mais d’où sort-elle ? Du corps du chômeur !

L'humour plus fort que la mort
Cette métaphore du mort qui sommeille en tout demandeur d’emploi est relayée par celle de la dislocation du même chômeur par l’entremise d’une chaise puzzle, fil conducteur du spectacle et trait d'union entre la noirceur du propos et son contrepoint drolatique. Cet humour, parfois noir et macabre, rétablit donc l’équilibre et fait même pencher la balance du côté des rires.

Si l’immobilisme empesé des fonctionnaires, souligné par de grotesques frusques que Courteline eut adorées, apporte une touche de drôlerie, c’est bien le mouvement induit par une mise en scène énergique et énergisante qui confère à ce spectacle sa fraîcheur vivifiante et sa permanente efficacité. Trois tableaux, un seul décor, neuf personnages interprétés par trois comédiens dans un ordre judicieusement choisi. En effet, l’employé de l’agence devient le chômeur de l’acte suivant. Jamais l’inverse. La roue aux dents d’acier tourne toujours dans le même sens, celui de l’inéluctable paupérisation qu’une fragilité sociale endémique induit inévitablement.

Il convient d’ajouter à ce concert de louanges méritées une interprétation digne des plus aguerris dont celle, toutefois dominante, de Eve Herszfeld. Dans la peau de l’employée psychorigide ou celle de la demandeuse d’emploi du dernier acte, elle déploie une palette de jeu spectaculaire, jouant avec toute sa bonhomie corporelle et des mimiques faciales sans que jamais la caricature ne prenne le pas sur la véracité du personnage.

Ces jeunes, bourrés de talent, qui nous rappellent que nous sommes tous un jour ou l’autre les « Ohne » de quelqu’un, ne devraient pas avoir de problème pour rapidement être des « mit » (« avec » en allemand). Un tel talent est rare. Trop rare pour demeurer inaperçu.

Franck BORTELLE (Paris)

Ohne, de Dominique Wittorski (2002)
Mise en scène : Anne Évrard, assistée de Cédric Leproust

Avec Cédric Leproust, Eve Herszfeld, Fabrice Riou, les chanteurs Maïlis Dupont, Marine André, Nicolas Audebaud et la pianiste Alice Béhague
Chansons : Anne Evrard (textes) et Alice Béhague (musique)
Décors : Thierry Grand et la compagnie Vita Brevis
Lumières : Anne Evrard et Cédric Leproust
Costumes : compagnie Vita Brevis

Texte édité par Acte Sud Papiers

Durée 1h30

Les 6, 7, 8 et 9 février à 20h au théâtre de la Jonquière, 88 rue de la Jonquière, 75017 Paris (métro : Brochant) Réservations : 01 46 07 25 24 ou par SMS au 06 19 58 39 62 ou par courriel à vita-brevis@hotmail.fr

Du 10 février au 30 mars, les vendredis et dimanches à 19h45 au Théâtre Pixel, 18 rue Championnet, 75018 Paris,

Réservations 01 42 54 00 92 ou par courriel à vita-brevis@hotmail.fr

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réalisation: vertige